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Argumentaire détaillé

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L'espéranto
comme langue auxiliaire internationale

Annexe 2

Utilité et choix d'une langue auxiliaire internationale

Rapport présenté, au nom de la Commission de l'enseignement commercial,
par M. André Baudet, adopté et converti en délibération
par la Chambre de Commerce de Paris dans sa séance du 9 février 1921
.

     La Chambre de Commerce de Paris ayant été saisie d'une demande du Groupe espérantiste de Paris tendant à obtenir l'appui de notre Compagnie en faveur de la propagation de l'Espéranto, notamment par l'enseignement de cette langue, dans nos écoles commerciales, votre Bureau a prié la Commission de l'enseignement d'étudier cette question, et c'est le résumé, en même temps que la conclusion de ses travaux, que le présent rapport a pour but de vous présenter.

     Utilité et conditions d'une langue internationale. — Une question préalable se posait tout d'abord : est-il utile d'encourager le principe d'une langue internationale ?

     La réponse affirmative n'a pas paru douteuse à votre Commission.. Les transactions commerciales, les discussions d'ordre économique dans les congrès internationaux, les tractations relatives aux traités de commerce et aux conventions douanières ne sauraient que gagner à l'adoption, par tous les peuples, d'un langage unifié.

     Le principe de l'utilité étant ainsi établi, il restait à rechercher les conditions que doit remplir une telle langue pour parer à tous les risques d'insuccès qu'une initiative de cette importance peut rencontrer.

     Ces conditions nous ont paru pouvoir se mouvoir en deux points principaux :

     1° Il est d'abord indispensable que cette langue ne soit pas instituée au détriment de la langue française à laquelle nous sommes profondément attachés en raison des beautés que le génie de nos écrivains ont su rendre immortelles.

     Cette condition primordiale entraîne une conséquence immédiate : ardents défenseurs de notre langue maternelle, nous devons être respectueux de celles des autres peuples, riches aussi en chefs-d'œuvre littéraires.

     Il en résulte que la langue universelle ne doit pas être une langue nationale.

     Le choix de l'une quelconque d'entre elles entraînerait une opposition très vive des autres nations, et tout esprit impartial se rend compte de l'impossibilité absolue d'entrer dans cette voie.

     La conclusion qui s'impose est que la langue universelle ne peut être qu'artificielle. Il est remarquable de constater que Descartes, en 1629, en avait déjà posé le principe.

     Cette langue doit être considérée comme un outil, comme un « code » servant d'interprète entre les peuples. Et, pour cette raison, votre Commission attache beaucoup de prix à la dénomination d' « auxiliaire » dont elle désire toujours voir qualifier la langue internationale, les langues nationales devant demeurer absolument intangibles.

     2° Cette langue auxiliaire doit être claire, facile et assez riche en expressions pour traduire toutes les nuances de la pensée humaine.

     La langue Espéranto. — La langue artificielle appelée « Espéranto » répond-elle à cette seconde catégorie de conditions ? Voilà ce qu'il était impossible d'avancer sans pénétrer résolument dans une étude très approfondie de cette langue. Et c'est de cette étude que votre Commission a chargé une Sous-Commission composée de cinq de ses membres. Ceux-ci n'ont pas hésité à s'imposer la lecture de nombreux documents susceptibles de les éclairer sur la valeur de l'Espéranto et en particulier à en apprendre la grammaire. Il est juste de dire que celle-ci est tellement simple que la lecture attentive d'un petit volume permet d'en posséder parfaitement toutes les règles en quelques heures.

     La Sous-Commission se mit ensuite en rapport avec M. Rollet de l'Isle, président du groupe espérantiste de Paris, et se livra à une enquête dont nous essaierons de résumer en quelques mots les résultats.

     Après l'essai infructueux du Volapük, qui doit son échec à la difficulté de son vocabulaire, un polonais, le docteur Zamenhof, enthousiasmé par l'idée d'une langue internationale, eut l'inspiration, vers 1887, d'en créer une sur des bases extrêmement logiques. Il avait longuement étudié et comparé les vocabulaires des langues existantes et il construisit celui de l'Espéranto en prenant pour chaque mot le radical usité dans la majorité de ces langues.

     Il en résulte que les radicaux des mots de chaque langue européenne se retrouvent en Espéranto à peu près dans la proportion de 75 %.

     La grammaire consiste en seize règles qui ne comportent aucune exception. Pour pouvoir conjuguer tous les verbes, il suffit d'apprendre douze terminaisons. Nous ne saurions trop, au point de vue de l'enseignement, rapprocher cette simplicité de la difficulté qu'éprouvent les élèves à apprendre les irrégularités des verbes anglais ou français, ainsi que les exceptions à toutes les règles.

     Fixée sur la simplicité du vocabulaire et de la grammaire, la Sous-Commission s'inquiéta de la prononciation.

     Celle de l'Espéranto est entièrement phonétique : l'alphabet comprend 28 lettres telles qu'à chacune d'elles correspond un son, et un seul, et réciproquement ; 18 d'entre elles sont identiques comme prononciation aux lettres correspondantes de notre alphabet. L'accent tonique consiste à appuyer toujours sur l'avant-dernière syllabe. On pouvait se demander si, malgré la simplicité de cette conception, les différents peuples, dans la pratique, ne prononceraient pas l'Espéranto d'une manière incompréhensible pour les autres. La réponse des faits de l'expérience est que les différences d'accent sont si faibles qu'il est impossible de les discerner. M. Rollet de l'Isle rapporte à ce sujet le fait suivant :
« En 1911, au Congrès d'Anvers, 800 espérantistes appartenaient à 42 nations différentes. Il fallut, après chaque discours en Espéranto, demander à l'orateur sa nationalité qu'il avait été impossible de reconnaître. »

     Une question restait à élucider : l'Espéranto permet-il d'exprimer toutes les nuances de la pensée humaine ?

     La Sous-Commission n'a pas voulu traiter à la légère ce délicat problème et elle s'est fait le raisonnement suivant : il est de notoriété universelle que la langue française est la plus riche en expressions et la plus précise de toutes les langues nationales. Si donc un texte français traduit en Espéranto et retraduit en français n'est pas déformé, on peut dire que la langue auxiliaire a une réelle valeur à ce point de vue.

     L'expérience fut réalisée à la Chambre de Commerce le 30 décembre 1920.

     Trois textes furent choisis par la Sous-Commission dans un style si précis que la plus légère modification en pouvait dénaturer complètement le sens.

     Ils consistaient en un règlement d'arbitrage, un pouvoir d'administrateur et un certificat de vente d'un modèle en toute propriété.

     Ils furent traduits en Espéranto devant nous par deux espérantistes. Puis ceux-ci congédiés furent remplacés par deux autres chargés d'exécuter l'opération inverse.

     Le texte ainsi rétabli en français, s'il ne répétait pas le strict mot à mot du texte original, en reproduisait le sens précis, d'une manière telle que la double transposition fut jugée à l'unanimité n'avoir fait subir aucune altération au sens des conventions soumises à l'épreuve.

     La conclusion unanime de la Sous-Commission fut que votre rapporteur pouvait affirmer devant la Commission de l'enseignement « qu'autant qu'elle en pouvait juger par ses travaux et expériences, l'Espéranto possède les qualités de précision, en même temps que celles de clarté et de facilité qui doivent être exigées d'une langue auxiliaire internationale. »

     Le développement de l'Espéranto. — En présence de pareils résultats, votre Commission de l'enseignement ne pouvait rester indifférente.

     Elle estime que la Chambre de Commerce de Paris, fidèle à ses traditions de dévouement au progrès, doit répondre à l'appel qui est fait à son influence pour développer un instrument d'échange international aussi précieux que peut l'être une langue conventionnelle universellement répandue.

     Elle n'a pu s'empêcher d'être frappée de l'importance du mouvement qui gagne peu à peu tous les points du monde en faveur de la langue Espéranto.

     Plusieurs congrès importants ont réuni un nombre croissant d'adhérents. Le dixième, convoqué pour la date malheureuse du 2 août 1914, eût été certes une plus belle manifestation de solidarité humaine que le fléau déchaîné à la même date par une nation aujourd'hui victorieusement domptée.

     Sa défaite ne l'empêche pas, du reste, de se prévaloir de tous les bienfaits que peut apporter l'usage d'une langue internationale à son expansion commerciale. Et ce n'est pas sans y prêter sérieusement attention que nous avons vu de nombreux tracts conviant, en Espéranto, les acheteurs du monde entier à la Foire de Francfort de 1920 et à la Foire de Leipzig de 1921.

     Hâtons-nous de dire que la France n'est pas restée en arrière et que le Comité de direction de la Foire de Paris vient de décider l'édition d'appels en Espéranto pour la Foire de mai 1921.

     La terrible épreuve de la guerre nous aura, en tout cas, fait sentir l'intérêt qu'auraient les Alliés à se bien comprendre dans les nombreuses réunions où se discutent laborieusement les questions les plus vitales pour l'avenir de leurs pays.

     S'ils pouvaient s'exprimer dans une langue comprise de tous leurs collègues, les délégués auraient vu facilitées et abrégées des discussions dont les traductions multiples retardent trop souvent la solution et paralysent la conclusion décisive pour le plus grand dommage des droits à défendre.

     Il semble que l'on commence à le comprendre ; dans notre pays, les noms les plus connus de la science, de l'industrie et de l'enseignement donnent leur illustre patronage au mouvement mondial qui se dessine.

     Qu'il nous suffise de citer ceux de MM. Appell, Archdeacon, d'Arsonval, Aulard, Daniel Berthelot, prince Roland Bonaparte, Buisson, Esuault-Pelterie, Farman, Michelin, colonel Renard, Charles Richet, Roblin, général Sebert, entre tant d'autres.

     L'ingéniosité de la méthode a même tellement séduit quelques esprits mathématiques, que quelques-uns ont cru qu'ils pourraient, sans inconvénient, perfectionner indéfiniment l'instrument.

     De là est né ce schisme, appelé Ido, dont votre Commission s'est inquiétée. Mais elle n'a pas tardé à se rendre compte que ce soi-disant perfectionnement n'est qu'une complication qui a retardé le développement de l'Espéranto en jetant le trouble dans l'esprit du public.

     Il paraît, au contraire, logique d'admettre que les règles immuables comme celles de l'Espéranto sont seules de nature à permettre l'unité de langage indispensable.

     Il en est un peu de cette langue comme d'un code télégraphique ou d'une méthode de sténographie : on ne peut affirmer qu'elle ne soit pas perfectible, sinon elle ne serait pas un instrument humain. Mais ce qu'on peut affirmer, c'est que, pour en assurer l'usage, il faut commencer par l'employer telle qu'elle est.

     Du reste, toutes ces tentatives et les émulations, voire même les passions qu'elles entraînent, prouvent à quel point, dans tous les peuples, se fait sentir le besoin d'une langue unifiée.

     Au Japon et en Tchécoslovaquie, le mouvement est actuellement symptomatique. En Asie, cette aspiration équivaut à la nécessité de s'assimiler les civilisations européennes, sans se laisser dominer par la nation dont la langue deviendrait prépondérante.

     L'Espagne, ainsi que nous l'avons appris tout récemment par les journaux, nous donne un exemple à retenir : l'Université de Saragosse, à qui revient la haute direction des écoles gouvernementales de la province d'Aragon, vient d'autoriser la création de cours d'Espéranto dans l'école normale de son ressort. À son tour, la Chambre de Commerce de cette même province a envoyé une circulaire à toutes les Chambres de Commerce de l'Espagne pour attirer leur attention sur l'intérêt que présente l'Espéranto.

     La Chambre de Commerce de Londres délivre un diplôme en l'espéranto et fait subir l'examen pour cette langue, comme pour les autres, depuis 1906.

     La Chambre de Commerce de l'État de New-York a classé, depuis 1918, l'Espéranto au nombre des quatre langues commerciales dont elle fait passer des examens.

     Enfin, de nombreuses Chambres de Commerce de France et de l'étranger s'intéressent à cette langue, soit en donnant des subventions, soit en organisant des voyages de propagande.

     Conclusion. — Votre Commission de l'enseignement, frappée de l'ensemble de ces faits, a pensé que la Chambre de Commerce de Paris ne pouvait négliger un mouvement qui peut apporter aux transactions internationales un précieux concours.

     C'est en se plaçant surtout sur le terrain commercial qu'elle entend vous proposer le geste qui lui paraît opportun.

     Ce geste, pour être effectif, doit être assez large pour pénétrer jusque dans nos écoles commerciales.

     Objectera-t-on qu'il serait nuisible à ces écoles, dont les programmes sont déjà chargés, d'obliger les jeunes gens à consacrer une partie de leur temps à l'étude d'une langue qui, pour universelle qu'elle doive devenir, n'en est pas moins destinée à un usage restreint pendant nombre d'années ?

     Nous répondrons d'abord que ce sont les peuples et que ce sont les hommes aptes à se servir les premiers des procédés nouveaux qui, les premiers, en récoltent les profits.

     D'autre part, il n'entre pas dans notre esprit d'apporter une gêne dans l'éducation de nos élèves. Les directeurs de nos écoles, dont nous connaissons toute la science pédagogique, pourront apprécier si cet enseignement nouveau ne devrait pas être facultatif au début. Ils sauront en tout cas, en tenant compte de tous les autres éléments de la synthèse qu'ils savent si bien préparer, doser comme il convient la proportion certainement infime de cette substance nouvelle dont l'addition, dans le creuset admirable qu'est l'intelligence des jeunes gens, peut créer des facultés plus brillantes et plus étendues.

     Nous ne saurions, d'ailleurs, passer sous silence un argument en faveur de l'enseignement de l'Espéranto, mais qui mérite réflexion : c'est la valeur pédagogique de cette langue pour l'étude même du français.

     L'Espéranto, en effet, ne connaît pas d'idiotismes ; il exige qu'on s'exprime clairement; de plus, son vocabulaire, comme nous l'avons vu, fait ressortir nettement la structure d'un très grand nombre de mots de la langue française.

     Pour la majorité des jeunes gens qui ne peuvent apprendre le latin, dont l'étude est malheureusement, mais nécessairement, réservée à une élite, l'Espéranto jouera le rôle du latin, en ce sens qu'il fera réfléchir l'élève sur les radicaux et leurs dérivés et l'obligera à se rendre compte de la valeur comparative des expressions qu'il emploie.

     Bien entendu, il faudra vaincre certaines préventions, et d'aucuns prétendront qu'il vaut mieux attendre que d'autres commencent.

     C'est ce qu'on a dit pour le téléphone comme pour toutes les innovations ; et il va sans dire que l'on peut craindre que notre initiative ne demeure stérile si nos élèves restent seuls « au bout du fil ».

     Mais n'oublions pas que notre rôle ne consiste pas seulement à enregistrer le progrès pour nous y adapter ; notre devoir est surtout de le faire naître et de le propager dans le monde.

     Et puisqu'une Chambre de Commerce internationale a été créée pour diffuser les idées fécondes et coordonnées parmi les peuples avides d'interprétation pacifique, avons-nous le droit, si l'emploi d'une langue auxiliaire nous paraît désirable, de douter que cet organisme ne puisse hâter dans les autres pays la divulgation d'une méthode d' « intercompréhension » qui peut-être évitera bien des malentendus et qui, à coup sûr, peut faciliter considérablement les transactions commerciales universelles ?

     Pour ces raisons, Messieurs, votre Commission vous propose de prendre la délibération suivante :

     « Considérant que les transactions du monde entier seraient grandement facilitées par l'emploi d'une langue auxiliaire internationale ;

     « Considérant qu'il ne saurait nullement être question de porter atteinte aux langues nationales et, en particulier, à la langue française dont la littérature, intimement liée à notre histoire, est riche d'impérissables chefs-d'œuvre ;

     « Considérant que la langue auxiliaire doit, au contraire, être instituée comme une sorte de code international de langage servant d'interprète entre les nations, et doit pour cette raison pouvoir s'acquérir par une étude facile et rapide ;

     « Considérant que l'Espéranto paraît réunir les qualités désirables de clarté et de simplicité méthodique, tant au point de vue de la prononciation que de la grammaire, du vocabulaire et de la richesse d'expression ;

     « La Chambre de Commerce de Paris :

     « 1. Décide d'introduire l'enseignement facultatif de l'Espéranto dans ses écoles commerciales;

     « 2. Émet le vœu que cet enseignement soit généralisé en France et à l'étranger, et que les Chambres de Commerce de tous les pays, soucieuses de faciliter les transactions commerciales, favorisent la propagation rapide de la langue auxiliaire internationale. »