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Argumentaire détaillé

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L'espéranto
comme langue auxiliaire internationale

RAPPORT DU SECRÉTARIAT GÉNÉRAL, A LA TROISIÈME ASSEMBLÉE,
AMENDÉ PAR LA CINQUIÈME COMMISSION
ET ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE,
LE 21 SEPTEMBRE 1922.

I

     Depuis sa fondation, la Société des Nations n'a cessé de recevoir des pétitions en faveur de l'adoption d'une langue auxiliaire internationale et, en particulier, de l'Espéranto, qui est répandu dans de nombreux pays et enseigné dans quelques écoles publiques de plusieurs États. Le Secrétariat n'a pas manqué d'examiner avec intérêt toutes ces propositions qui démontraient que les milieux scientifiques, commerciaux, philanthropiques, touristiques et, plus spécialement encore, les milieux ouvriers, ressentent le besoin urgent d'échapper aux complications linguistiques qui entravent les rapports internationaux et surtout les relations directes entre les peuples.

     Au cours des deux premières Assemblées, des délégués de l'Afrique du Sud, du Brésil, de la Belgique, du Chili, de la Chine, de la Colombie, d'Haïti, de l'Italie, du Japon, de l'Inde, de la Perse, de la Pologne, de la Roumanie et de la Tchécoslovaquie présentèrent des résolutions proposant que la Société des Nations recommande l'enseignement universel de l'Espéranto dans les écoles comme langue auxiliaire internationale.

     La deuxième Commission de la première Assemblée adopta les conclusions suivantes :

     « La Commission s'est trouvée d'accord avec les signataires pour constater les graves difficultés linguistiques qui entravent les rapports directs entre les peuples et pour souhaiter l'enseignement, dans toutes les écoles du monde, d'une langue internationale, facile et simple, qui serait apprise par les enfants à côté de leur langue maternelle et qui servirait aux futures générations de moyen général de communication internationale. Toutefois, la Commission a estimé qu'il serait bon de procéder auparavant à une enquête en se basant sur le terrain des faits.

     « Elle a appris avec intérêt que le Congrès mondial des Associations internationales, réuni à Bruxelles en septembre dernier, a réussi à faire l'unanimité des partisans d'une langue internationale sur l'enseignement de l'Espéranto, et qu'il a recommandé à tous ceux qui s'intéressent à la question de s'y rallier pour hâter une solution pratique. Elle a également appris, par la bouche des représentants de la Perse et de la Chine à la Société des Nations, qu'un vaste mouvement populaire se dessine dans le même sens en Asie, tandis que plusieurs autres États, Membres de la Société, comme le Brésil et la Tchécoslovaquie, ont déjà introduit cet enseignement dans les écoles publiques. Il en est de même de plusieurs municipalités d'Angleterre et d'Italie.

     « Enfin, la Commission a été informée que cette langue internationale auxiliaire a été employée avec succès dans plusieurs grands congrès universels où les orateurs de tous pays se sont compris facilement et où les débats ont pu se dérouler d'un bout à l'autre dans une seule et même langue, mettant tous les orateurs sur le pied de la plus complète égalité. Toutefois, la Commission a pensé qu'il ne fallait pas engager l'Assemblée en dehors de ses compétences et qu'il y avait lieu de supprimer un paragraphe de la proposition qui lui avait été soumise et de le transformer en un simple vœu indiquant au Secrétariat général l'opportunité qu'il y aurait à procéder à une enquête pour éclairer la prochaine Assemblée sur les résultats acquis dans ce domaine.

     « Voici le texte du vœu que la Commission vous propose d'émettre à la majorité :

     « La Société des Nations, constatant les difficultés linguistiques qui entravent les rapports directs entre les peuples et la nécessité urgente d'y porter remède pour aider à la bonne entente des nations,
     « Suit avec intérêt les essais d'enseignement officiel de la langue internationale Espéranto dans les écoles publiques de plusieurs Membres de la Société,
     « Exprime le vœu que le Secrétariat général prépare, pour la prochaine Assemblée un rapport sur les résultats acquis dans ce domaine.

     La première Assemblée ayant jugé prématuré d'entrer en discussion sur ce sujet, ce fut la deuxième Assemblée qui reprit ses conclusions à son compte et chargea le Secrétariat général d'entreprendre l'enquête proposée tout en décidant d'inscrire la question de l'enseignement de l'Espéranto dans les écoles à l'ordre du jour de la troisième Assemblée.

     Les conclusions de la deuxième Assemblée furent les suivantes :

     « La Commission estime que ce problème, auquel s'intéresse un nombre toujours plus grand d'États, mérite une étude approfondie avant de pouvoir être abordé par l'Assemblée. Une Commission en a déjà été saisie l'an dernier et a présenté un court rapport pour recommander une enquête du Secrétariat général sur les expériences déjà tentées et sur les résultats acquis dans le domaine des faits.

     « La Commission propose que la question soit mise à l'ordre du jour de la prochaine Assemblée et que le Secrétariat prépare d'ici là un rapport complet et documenté dans le sens indiqué dans le projet de résolution.

     « Suivant le désir des signataires, le rapport de la deuxième Commission en date du 17 décembre 1920 et le rapport du Sous-Secrétaire général sur sa mission au Congrès de Prague seront communiqués aux Membres de la Société dans un délai convenable. »

(Résolution adoptée le 15 septembre 1921).

     Pour accomplir son mandat, le Secrétariat général a envoyé des questionnaires à tous les Membres de la Société des Nations et aux organisations compétentes, et il a également offert l'hospitalité de ses locaux à une conférence internationale sur l'enseignement de l'Espéranto dans les écoles, à laquelle étaient représentés officiellement les gouvernements de seize États et des autorités municipales, des institutions scolaires et des associations d'enseignement de vingt-huit pays. Cette conférence technique, convoquée dans un esprit d'objectivité scientifique, par l'École des Sciences de l'Éducation (Institut J.-J. Rousseau à Genève), a fourni au Secrétariat une part importante du côté pédagogique de sa documentation.

     À côté des réponses aux questionnaires sur les expériences faites et les résultats obtenus par l'enseignement de l'Espéranto dans les écoles, le Secrétariat a continué à recevoir une quantité de documents et de propositions relatives au problème général de la langue internationale. D'importantes associations scandinaves ont proposé l'adoption de l'anglais comme langue auxiliaire mondiale. Des groupements américains ont suggéré une résurrection du latin. On nous a soumis aussi des projets de nouvelles langues, comme l'Occidental, le Parlamento, le Neo-Latina, et des essais de réformes de l'Espéranto, comme l'Ido et l'Esperantide. On a demandé parfois au Secrétariat d'établir une sorte de tribunal linguistique pour juger les mérites respectifs des langues proposées. Nous avons examiné tous ces documents avec une sérieuse attention, en nous efforçant de réunir des informations sur tous les côtés de la question.

     Les observations suivantes peuvent présenter quelque intérêt pour l'Assemblée. Il est évident que le problème d'une langue internationale est à la fois pratique et linguistique. Il ne suffit pas de déterminer la meilleure langue possible, si tant est qu'on puisse trouver un critérium universellement admis ; il faut encore la faire adopter et enseigner. C'est là que l'expérience, la force acquise, le matériel en livres et en personnel enseignant doivent entrer en jeu. On ne peut pas demander aux gouvernements de s'engager dans une aventure purement théorique.

     À ce point de vue, il est évident que des langues proposées, comme l'anglais ou le latin, présentent de grands avantages, mais leurs inconvénients sautent aux yeux. Le français, qui est une admirable littéraire et qui joue un rôle de premier ordre dans les rapports diplomatiques en Europe, peut aussi valoir des droits à l'universalité. Ces deux langues diplomatiques le français et l'anglais, continueront certainement à jouer un rôle important dans les rapports des élites intellectuelles. De son côté, l'espagnol, qui est la langue officielle des dix-sept États d'Europe et d'Amérique, voit son prestige s'accroître du jour en jour. Ce serait toucher à une question trop délicate que de vouloir établir la suprématie d'une langue nationale sur toutes les autres.

     Le latin a au moins l'avantage d'être un idiome neutre au point de vue politique sinon au point de vue religieux, mais il est d'une acquisition difficile, qui le rend peu accessible aux masses populaires, et son vocabulaire a cessé depuis longtemps de répondre aux nécessités de la vie moderne. Pour lui rendre son rôle pratique de langue internationale, si utile jadis, il faudrait renouveler arbitrairement son lexique et simplifier sa grammaire (1). Beaucoup d'admirateurs de langue de Cicéron préfèrent, dans ce cas, qu'on choisisse une langue artificielle, plutôt que de toucher au latin classique.

     Une langue artificielle est dépourvue du prestige séculaire d'une longue tradition historique et littéraire, mais son vocabulaire peut cependant être entièrement emprunté aux langues existantes et bénéficier de cette tradition. D'autre part, elle peut être infiniment plus facile à apprendre qu'une langue nationale, dont la grammaire fourmille d'irrégularités. Avec les années, elle peut s'assouplir et s'enrichir peu à peu, surtout si des écrivains et des orateurs de talent s'en servent, mais son usage restera toujours d'un emploi secondaire, limité aux rapports exceptionnels entre personnes de nations différentes, et, par conséquent, d'un caractère pratique et conventionnel peu susceptible de concurrencer les langues de culture historique.(2)

     Les progrès de la science linguistique ont abouti à une conception. assez uniforme de la langue internationale désirable. Tous les derniers projets, depuis l'Espéranto inclusivement, se ressemblent beaucoup et sont basés sur les mêmes principes : vocabulaire tiré des éléments communs aux langues modernes de l'Europe et de l'Amérique, grammaire réduite à un minimum, alphabet latin et orthographe simplifiée. Les différences entre les derniers systèmes sont si petits que plusieurs, - comme l'Ido et l'Esperantide, - se présentent comme de simples modifications de l'Espéranto (3).

     Il serait téméraire de prononcer un jugement de valeur absolue sur ces divergences relativement peu importantes. Elles s'expliquent par une simple différence de points de vue, certains systèmes, comme l'Occidental ou l'Ido attachant une grande importance à l'effet produit par les textes écrits sur un lecteur occidental non prévenu, les autres, comme l'Espéranto, cherchant plutôt à réaliser le maximum de simplicité pour tous les peuples, en tenant compte aussi des difficultés des Orientaux. L'Esperantide et l'Occidental sont postérieurs à l'Ido, que leurs auteurs critiquent en lui reprochant « d'être plutôt une régression qu'un progrès sur l'Espéranto, dont il a compliqué la grammaire. »

     La difficulté, c'est que les linguistes, quoiqu'en général d'accord sur les principes, ont des divergences de vues - parfois très aiguës - sur des détails d'application qui leur paraissent peut-être plus importants du point de vue théorique qu'ils ne le sont en pratique (4).

     Quand on étudie l'histoire des réformes proposées, comme l'Ido et l'Esperantide, qui sont contradictoires sur bien des points, on en arrive à redouter que si un nouveau comité de théoriciens s'assemblait aujourd'hui, comme celui qui proposa l'Ido en 1907, il formulerait encore une nouvelle proposition de modifications qui serait critiquée à son tour au bout de quelques années, et ainsi de suite indéfiniment.

     L'intérêt du monde est d'avoir une langue auxiliaire, non pas deux ou trois, et, au point de vue pratique, il y a moins de risques à en considérer une qui a derrière elle quelque expérience, un commencement de tradition et une garantie d'unité durable.

     Une corporation autorisée, comme l'Association britannique des Sciences, après avoir examiné différentes propositions et rejeté celle du latin, est arrivée à la conclusion que l'Espéranto et l'Ido étaient tous deux appropriés (du point de vue linguistique) et qu'elle ne saurait choisir entre les deux. D'autres organisations, comme la Chambre de Commerce de Paris et le Parlement de Finlande, ont trouvé à l'Ido une complication inutile et n'ont retenu que l'Espéranto. Le Congrès mondial des Associations internationales, réuni à Bruxelles en 1920, a recommandé à tous les partisans d'une langue internationale de s'unir sur l'Espéranto (5).

     Il semble certain qu'il peut y avoir plus d'une forme appropriée et qu'il serait hardi de prétendre que telle ou telle est sans contredit, supérieure à toutes les autres sur tous les points. C'est là, souvent une question de point de vue social ou géographique, plutôt que d'appréciation scientifique, et ce qui paraît un défaut à l'un constitue souvent un avantage aux yeux de l'autre.

     Le Secrétariat général a été chargé d'étudier la question surtout du point de vue pratique, en se basant sur les faits et, en particulier, sur l'enseignement de l'Espéranto dans les écoles. Il lui apparaît que l'avantage est, en effet, du côté de la langue qui a déjà un grand nombre d'adeptes et qui a résisté à l'épreuve de l'usage. L'Espéranto est certainement la langue artificielle qui a été le plus abondamment parlée dans de grands congrès universels, dans des réunions de toutes sortes, dans des voyages, dans des bureaux internationaux et même au théâtre. Cela lui donne un caractère de langue vivante qui manque aux systèmes purement écrits. L'expression du sentiment y est devenue possible. En trente-cinq ans, la langue a fini par se créer un commencement de style. Il y a quelques écrivains et des orateurs qui l'emploient avec force et même avec élégance. Sa sonorité rappelle d'ailleurs un peu celle des langues du Midi, grâce à l'avant-dernière syllabe accentuée et aux finales vocaliques.

     Au point de vue du matériel, l'Espéranto possède une bibliothèque d'environ quatre mille ouvrages imprimés, traduits ou originaux ; des revues et des publications de toutes sortes, des manuels et des dictionnaires dans presque toutes les langues et du personnel pour l'enseignement dans un assez grand nombre de pays. Ce qui lui manque encore, ce sont les vocabulaires techniques de plusieurs sciences importantes. Il existe déjà des lexiques espérantistes pour la chimie, la pharmacie, la mécanique, la marine, la botanique, mais il manque ceux de l'électricité, de la physique, de la géologie. L'Académie de l'Espéranto devrait faire procéder sans retard à la préparation de ces vocabulaires. Le manque de ressources financières semble être la principale cause de ce délai.

     Pour la langue courante, l'Espéranto a été jusqu'ici très économe en nouveaux mots, par crainte de se compliquer, mais les auteurs enrichissent peu à peu le vocabulaire et l'Académie enregistre les racines qui obtiennent le plus de succès. Tous les travaux entrepris, même en dehors de l'Espéranto et aussi par ses critiques, pourraient peut-être être utilisés pour le développement ultérieur de la langue. Des études comme celles de MM. Peano (vocabulaire international), de Saussure (Esperantide) et L. de Beaufront (Ido) peuvent apporter d'utiles contributions à l'Académie de l'Espéranto au point de vue de son dictionnaire futur.

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     1. Il faut noter à ce sujet les remarquables travaux du professeur Peano, auteur du projet Latino sine flexione.

     2. L'hindustani joue ce rôle pratique de langue auxiliaire aux Indes.

     3. Voici, par exemple, un texte transcrit dans ces différentes formes :

Occidental
« Por un hom vermeil civilisat, un filosof, o un jurist, li conossentie del latin es desirabil, ma un lingue international es util por li modem comunication di un land al altri. »
Esperantide
« Por homo vere civilizita, filosofo or yuristo, la kono de la latina lingvo estas dezirebla, sed internacia lingvo estas utila por moderna interkomunikado dey una lando al alia. »
Espéranto
« Por homo vere civilizita, filosofo aŭ juristo, la kono de la latina lingvo estas dezirebla, sed internacia lingvo estas utila por moderna interkomunikado de lando al alia. »

     4. Ainsi, il n'est pas d'une importance capitale pour le monde que les substantifs forment leur pluriel en es, en on, en oi ou en i, du moment que le vocabulaire international commun (presque entièrement anglo-latin) est .à peu près le même.

     5. Les associations françaises et italiennes pour l'avancement des sciences se sont prononcées pour l'Espéranto.