L'espéranto
comme langue auxiliaire
internationale
IV
L'emploi pratique de l'espéranto
D'après
les statistiques incomplètes que nous avons pu établir, il a
été vendu dans le monde entier environ quatre millions de manuels
d'Espéranto, et il doit y avoir à peu près sept cent mille personnes
adultes qui ont suivi des cours. En comptant les enfants qui
apprennent l'Espéranto à l'école, ce nombre a dû s'augmenter
d'environ cent mille en 1922, et il y a lieu de supposer que
cette augmentation s'accentuera de plus en plus chaque année.
D'autre
part, la guerre et la mortalité générale ont dû réduire environ
de moitié les contingents espérantistes d'avant 1914. Il est
donc assez difficile d'établir un chiffre, même approximatif,
du public espérantiste. Il est probable que sur cent personnes
qui ont appris la langue, il n'y en a pas même une demi-douzaine
qui adhèrent à des sociétés de propagande. De même, le total
des nationaux qui font partie de cercles anglais ou français
à l'étranger n'est pas très élevé. Dans beaucoup de villes,
il est même très inférieur à celui des espérantistes de la Société
locale, qui compte souvent de 150 à 200 membres actifs. Il n'y
a que les fervents qui s'enrôlent, et les associations espérantistes
nationales ne groupent guère que les propagandistes.
L'emploi
pratique de l'Espéranto est facilité par le fonctionnement remarquable
de l'Universala Esperanto-Asocio, qui étend ses services comme
une ingénieuse toile d'araignée suspendue aux cinq parties du
monde. Cette organisation possède des délégués dans un millier
de villes de 39 pays. Elle publie chaque année un annuaire avec
la liste alphabétique des villes et les adresses des représentants.
Ces derniers, qui jouent à peu près le rôle de consuls espérantistes,
répondent aux demandes de renseignements, servent d'intermédiaires
pour des démarches, cherchent les voyageurs à la gare ou les
guident dans leurs localités.
Le
délégué d'une petite ville, par exemple, a reçu en un mois 72
correspondances en Espéranto, de 26 pays. Il a rendu 22 services
commerciaux. Il a répondu à 3 demandes d'informations touristiques,
à 2 sur des hôtels, à 4 sur le coût de la vie, à 5 sur des écoles
ou pensionnats, à 2 sur des internés disparus, à 3 sur des lois
ou des votations, à 7 sur des questions de travail et de salaire.
Il a été chercher 18 personnes à la gare et en a fait guider
douze en ville. Un membre de l'U.E.A. peut, son annuaire en
main, se renseigner sur tous les pays, nouer des relations partout
par correspondance ou en voyage, dans n'importe quelle ville;
s'il s'adresse au délégué de l'U.E.A., celui-ci peut le mettre
en relations avec des espérantistes de différents milieux sans
qu'il y ait besoin pour cela que la ville entière parle cette
langue. On nous a cité plusieurs cas de conférenciers qui ont
fait des tournées en Espéranto et qui ont réuni dans de nombreuses
localités des auditoires de 100 à 2000 personnes.
Il est évident que si l'Espéranto était enseigné dans toutes
les écoles, on serait compris n'importe où par les populations
entières, tandis qu'aujourd'hui, le public qui s'en sert est
encore très limité ; mais il faut reconnaître que, même dans
l'état actuel des choses, il peut rendre d'utiles services immédiats,
grâce à son organisation pratique et au fait qu'il est répandu
dans presque tous les pays du inonde. Il existe, à peu près
dans toutes les villes du monde, des gens qui le savent. Un
commerçant d'une petite ville de Suède, qui reçoit une lettre
du Brésil ou du Japon en Espéranto, est plus sûr de pouvoir
la faire traduire sur place que si elle était écrite en portugais
ou en japonais.
Une circulaire, une brochure imprimée en Espéranto peut être
répandue dans le monde entier avec des frais minimes, avant
même qu'on ait pris la peine de la traduire en vingt ou trente
langues et qu'on ait trouvé des agents pour la distribuer. Presque
toutes les foires internationales se servant de l'Espéranto
pour leur réclame à l'étranger trouvent du profit à imprimer
dans cette langue leurs prospectus. C'est le cas des foires
de Paris, de Lyon, de Leipzig, de Francfort, de Bâle, de Padoue,
de Lisbonne, de Bratislava, de Bordeaux, de Breslau, de Barcelone,
de Malmoe, de Prague, de Vienne, de Reichenberg et d'Helsingfors,
qui emploient aussi l'Espéranto pour leur correspondance. Sept
d'entre elles ont même établi une section spéciale.
Le
Bureau international du Travail a fait, en 1921, une petite
expérience. Il a publié en Espéranto trois documents sur son
œuvre et son organisation et les a fait distribuer par les soins
des délégués de l'U.E.A. Comme résultat, il parut ensuite 219
articles de presse sur le B.I.T. dans les journaux quotidiens
de 21 langues différentes, dont le B.I.T. a recueilli les coupures.
Depuis lors, le B.I.T. répond en Espéranto aux lettres qui lui
arrivent dans cette langue. Il a été encouragé dans cette initiative
par l'adoption d'un vœu présenté à la troisième Conférence internationale
du Travail par MM. Justin Godart, délégué de la France, et Matsumoto,
délégué du Japon. Le Gouvernement du Brésil a fait publier en
Espéranto les documents du Centenaire et de son Exposition.
Nous avons eu sous les yeux des catalogues en Espéranto de maisons
de commerce de toutes sortes et de tous pays. L'Espéranto a
déjà attiré l'attention des Chambres de Commerce, car celles
de Paris, Beauvais, Béziers, Calais, Grenoble, Le Creusot, Lyon,
Limoges, Mâcon, Moulins, Saumur, Saint-Omer, Le Tréport, Tulle
et Tarare (en France), Lausanne et Locarno (en Suisse), Londres,
Bath, Barnsley, Plymouth (en Angleterre), Dresde, Königsberg,
Leipzig, Nüremberg, Postdam (en Allemagne), Cracovie (en Pologne),
Cluj (en Roumanie), Brünn, Budějovice, Hradec Králové, Olomouc
et Reichenberg (en Tchécoslovaquie), Barcelone et Huesca (en
Espagne) Budapest (Hongrie), Sofia (Bulgarie), Turin (Italie),
Tokio et Yokohama (Japon), Los Angeles, New York et Washington
(États-Unis), Rio de Janeiro (Brésil), ainsi que la Chambre
de Commerce française de Londres, le Comité français de la Chambre
de Commerce internationale, l'Association commerciale du Brésil
et le Congrès des voyageurs de commerce en Australie, ont pris
des décisions favorables à l'Espéranto.
Il
y a des associations spéciales pour la diffusion de l'Espéranto
dans le commerce en Argentine, Australie, Autriche, Belgique,
Finlande, France, Allemagne, Grande-Bretagne, Hongrie, Japon,
États-Unis, Portugal, Suède et Suisse. Une revue internationale
en Espéranto, Komerca Revuo, se publie à Zurich.
Au point de vue du tourisme, il a paru en Espéranto des guides
de presque toutes les principales villes du monde et des livres
illustrés sur la Touraine, la Bosnie-Herzégovine, l'Algérie,
l'Oberland, l'Écosse; etc. On sait le rôle important joué par
le Touring-Club de France pour introduire l'Espéranto dans ce
pays. Le 4 octobre 1921, le Touring-Club tchécoslovaque l'a
adopté pour sa propagande à l'étranger. Celui de Finlande a
fait de même et la Direction des Chemins de fer de ce pays emploie
l'Espéranto dans les horaires. En Tchécoslovaquie une circulaire
de la direction accorde certains avantages de salaires aux employés
qui parlent cette langue.
Les
organisations et les bureaux internationaux ont un intérêt tout
particulier à voir se répandre une langue auxiliaire. Aussi
l'Espéranto a-t-il été adopté ou recommandé par plusieurs d'entre
eux (1).
Pour
la plupart de ces bureaux, l'emploi de l'Espéranto est encore
une nouveauté peu fréquente, mais il existe des organisations
internationales qui sont au contraire entièrement basées sur
l'Espéranto et qui publient leur revue, leur bulletin ou leurs
communiqués, uniquement dans cette langue. Ce sont les associations
internationales espérantistes des hommes de science, écrivains,
littérateurs, instituteurs, juristes, médecins, pharmaciens,
ingénieurs, cheminots, employés d'administrations publiques,
postiers, agents de police, ouvriers internationalistes, catholiques
(2), libres-penseurs, ecclésiastiques, boy-scouts,
etc. Les assemblées générales de ces sociétés ont développé
l'usage oral de l'Espéranto pour des discussions techniques
; il faut noter à ce sujet qu'à l'Université internationale
de Bruxelles, on fait des conférences en Espéranto. En 1920,
celles du professeur Vanverts, de l'Université de Lille, sur
le « traitement du cancer », et du Docteur Corret sur la « Radiotélégraphie
» ont réuni un nombreux auditoire.
Chose
curieuse, depuis 1905 l'Espéranto semble être une langue presque
plus parlée qu'écrite. Outre les grands Congrès universels d'Espéranto
qui se sont réunis avec mille ou deux mille participants à Boulogne,
à Genève, à Cambridge, à Dresde, à Barcelone, à Washington,
à Anvers, à Cracovie, à Berne, à La Haye, à Prague et à Helsingfors,
il y a chaque année toute une série de réunions internationales
ou régionales, souvent très nombreuses aussi, où l'Espéranto
est la seule langue employée. Au Secrétariat de la Société des
Nations, nous avons eu sous les yeux l'exemple de la Conférence
internationale d'autorités scolaires, dont les débats se sont
déroulés en Espéranto. Il faut avouer qu'on est frappé de l'aisance
et de la rapidité avec laquelle les délégués de tous les pays
s'expriment et se comprennent. Au lieu d'être sans cesse interrompue
par des traductions, la discussion se poursuit avec une fluidité
remarquable. On entendit jusqu'à 32 orateurs en une même séance
et l'on accomplit en trois jours une somme de travail qui aurait
pris une dizaine de jours à une conférence ordinaire à plusieurs
langues officielles. Sans doute, on reconnaît parfois à leur
accent la nationalité de certains délégués, mais ce n'est pas
le cas pour la majorité d'entre eux. La prononciation de l'Espéranto,
comme celle de l'italien, paraît beaucoup plus uniforme et plus
facile aux différentes bouches que celle de l'anglais ou du
français, par exemple. En entrant dans la salle sans être prévenu,
on croirait entendre une discussion en portugais ou en roumain.
Ce
qui impressionne surtout, c'est le caractère d'unanimité et
d'égalité que donne à une réunion semblable l'emploi d'une langue
commune qui met tout le monde sur le même pied et qui permet
au délégué de Pékin ou de La Haye de s'exprimer avec autant
de force que ses collègues de Paris ou de Londres. Il y a des
orateurs qui sont éloquents en Espéranto.
Cette abondante habitude de la langue parlée n'a pas manqué
d'avoir une influence sur l'Espéranto écrit et de l'assouplir
peu à peu. Le but de la langue internationale n'est évidemment
pas la littérature, mais il est désirable que les gens de goût
puissent tout de même s'en servir avec élégance et souplesse.
Il est intéressant d'observer qu'on a traduit en Espéranto beaucoup
d'œuvres slaves peu accessibles au grand public mondial dans
la langue originale.
La
bibliothèque de l'Office central espérantiste à Paris contient
4000 volumes, celle de l'Universala Esperanto Asocio à Genève,
3200. Depuis 1920, il paraît en moyenne un nouveau livre en
Espéranto tous les deux jours, sur des sujets divers, science,
religion, littérature, etc.
Quant
aux manuels et aux dictionnaires, il en existe en anglais, arabe,
arménien, tchèque, bulgare, danois, estonien, finnois, français,
allemand, grec, gallois, hébreu, espagnol, hollandais, hongrois,
islandais, italien, japonais, géorgien, catalan, chinois, croate,
latin, letton, lituanien, polonais, portugais, roumain, russe,
ruthène et ukrainien, serbe, slovaque, Slovène, suédois, turc
et visayen (Îles Philippines).
Des dictionnaires techniques ont été publiés pour l'anatomie,
la chimie, les mathématiques, la marine, la musique, la photographie,
la pharmacie, la philatélie et l'ornithologie, ainsi qu'une
encyclopédie et un vocabulaire technique et technologique général.
La
presse espérantiste compte une centaine de revues et de périodiques
mensuels, bi-mensuels ou hebdomadaires, consacrés, soit à des
sujets spéciaux, soit aux intérêts généraux de l'Espéranto,
soit à faire connaître à l'étranger les ressources et la pensée
nationale de tel ou tel pays. Une revue spéciale pour aveugles
se publie en relief Braille et paraît être même la plus répandue
de tous les journaux en relief du monde, car elle pénètre dans
tous les pays (3).
La plupart des journaux en Espéranto publient des pages d'annonces
qui dénotent un certain mouvement commercial et des échanges
de toutes sortes au moyen de cette langue. Il y a là tout un
petit monde qui vit, qui travaille, qui correspond, qui voyage
et qui emploie avec succès une langue neutre internationale.
Il a fallu presque un demi-siècle pour constituer cette base
vivante.
La
puissance du langage est une grande force, et la Société des
Nations a de bonnes raisons de suivre avec un intérêt tout particulier
la marche du mouvement espérantiste, qui pourrait avoir un jour
de grandes conséquences au point de vue de l'unité morale du
monde, si sa diffusion se généralisait.
____________________
1. L'Union mondiale des Associations
internationales, le Comité international de la Croix-Rouge,
la Fédération internationale pharmaceutique, l'Alliance universelle
des Unions Chrétiennes de Jeunes Gens (Y.M.C.A.), l'Alliance
universelle du suffrage féminin, l'Institut international de
bibliographie, la Fédération internationale des ouvriers chapeliers,
l'Alliance universitaire des Ouvriers diamantaires, l'Ordre
international des Bons Templiers neutres, la Ligue internationale
catholique, la Jeunesse internationale catholique, le Bureau
international des Relations maçonniques, le Bureau international
de la Paix, la Ligue internationale de la Croix-Blanche pour
la paix, l'Union mondiale de la femme, la Ligue internationale
pour la Défense du Droit des Peuples. En outre, les organisations
suivantes l'admettent dans leur correspondance ou leurs assemblées
: Bureau international pour la Défense des Indigènes, Bureau
international des Écoles nouvelles, Bureau international du
spiritisme, Association des Médecins mécanothérapeutes, Internationale
des Postiers, Télégraphiestes et Téléphonistes, Congrès international
de l'Éducation morale, Université internationale, Collège international
populaire, Ligue internationale des Femmes pour la Paix et la
Liberté, Institut intermédiaire international. Nous avons déjà
cité le Bureau international du Travail.
2.
La revue Espero Katolika a reçu la bénédiction du Pape
en 1920 et six congrès catholiques internationaux en Espéranto
se sont réunis sous le patronage de cardinaux et d'évêques connus.
3.
Il y a un nombre relativement limité d'aveugles dans chaque
nation et les publications en points, très volumineuses, coûtent
cher à imprimer. Les aveugles des petits pays ont donc peu de
lectures et peu de moyens d'apprendre les langues étrangères.
On leur enseigne l'Espéranto dans les asiles de presque tous
les pays et ils groupent leurs forces pour bénéficier d'un journal
et d'une bibliothèque commune en Espéranto. Ils correspondent
aussi d'un pays à l'autre et tiennent même des congrès en Espéranto.
Le Sous-Secrétaire général de la Société des Nations a assisté
à une réunion interna-tionale d'aveugles à Prague et plusieurs
lui ont dit la joie qu'ils avaient de pouvoir s'ouvrir un horizon
universel par l'emploi de l'Espéranto. |