Si c'est si
bien, pourquoi ne s'est-il pas imposé ?
(variante : l'esperanto a échoué)
(variante : en 120 ans, un bon concept bénéfique pour tout le monde aurait été accepté)
1.
C'est une question qui touche des sujets sensibles : relations
internationales, politique, économie.
Remarquons simplement que Staline a déporté des milliers d'espérantistes, à une époque où la langue se répandait très bien en URSS, et que Hitler l'a lui aussi combattu. Ce qui a fortement ralenti la progression de l'espéranto, justement à des époques où il diffusait bien, de l'avant-guerre (40-45) à l'après-guerre.
Quant aux démocraties, leur attitude est très variable. Loin de nous l'idée de la comparer avec celle des dictatures ; mais il est permis de penser que dans la période de la guerre froide, tout ce qui avait un air d'internationalisme était fortement suspect : suspect de communisme, de manque de patriotisme, de mépris de frontières, de supra-nationalité etc.
La France vers 1930 a bloqué une recommandation de la Société des Nations qui conseillait l'étude de l'espéranto en troisième langue dans tous les pays. Elle s'honorerait en permettant au moins qu'il soit possible de l'étudier en option au lycée pendant un an seulement ; rappelons que la plupart des élèves n'en entendent même pas parler au cours de leur scolarité, censée leur ouvrir des horizons.
Les États-Unis et l'Angleterre, eux, ont évidemment tout intérêt à ce que l'anglais devienne officiellement la langue paneuropéenne, voire mondiale. De nombreux politiques américains ont reconnu, au travers de différents interviews (entretiens !), que la langue était un élément important de leur influence. II est difficile de le leur reprocher. Dans
le récent rapport Dell'Alba sur la modification
à apporter au Règlement du Parlement
Européen concernant les mesures de précaution
relatives à l'application des règles
générales du multilinguisme prévues
en ses articles 117 et 139 contenait le passage
suivant:
"Dans
le contexte de la réflexion sur la problématique
du multilinguisme, sous-tendue par la volonté
de préserver la diversité culturelle
et linguistique que connaît l'Union européenne,
le rapporteur souhaiterait en conclusion relancer
la réflexion sur la promotion d'une langue-pivot
neutre comme l'espéranto. Une telle langue
pourrait favoriser la communication transculturelle
en offrant une alternative au risque de prépondérance
de plus en plus marquée de certaines
des langues actuelles, sans mettre pour autant
en péril le patrimoine linguistique qui
fait la richesse de l'Europe."
A l'initiative
de trois députés, les Allemands
Michael Gahler et Ingo Friedrich, et le
Français Georges Berthu, la mention de
l'espéranto fut rejetée de ce
texte par 14 voix contre 11.
La naissance de l'espéranto, imaginé par un jeune homme dans sa petite ville polyethnique, était déjà un miracle. Puis, après qu'il a laissé tomber son projet quelques années, la publication d'un fascicule à compte d'auteur à 27 ans laissait mal augurer de l'avenir de son bébé. Comme le dit Claude Piron, combien auriez-vous parié sur l'avenir de cette langue à ce moment-là ?
Que l'espéranto ait pu se diffuser était un deuxième miracle.
Le troisième, c'est que l'espéranto a survécu à la disparition de Zamenhof, que la langue s'est répandue, qu'elle a survécu à deux guerres mondiales, aux persécutions de dictatures, puis au silence obstiné des médias, au rejet massif des grands pays, qu'elle a trouvé un soutien populaire toujours renouvelé, des locuteurs qui l'ont fait vivre et l'ont enrichi, des bénévoles pour faire des traductions, des rencontres, faire éditer des dictionnaires etc.
Donc, l'espéranto s'est développé sans mécène, sans soutien officiel et sans celui d'une religion ni d'une race (ou groupe ethnique, comme on veut). C'est la première fois qu'une sorte de diaspora se définit par le seul choix libre et volontaire d'une langue étrangère.
Si tout cela n'est pas un miracle, c'est au moins la preuve des qualités intrinsèques de l'espéranto.
En 1905, au premier congrès international de l'espéranto à Boulogne-sur-Mer, toute l'intelligentsia européenne le rejette.
Dans les années 20 à la Société des Nations, la délégation iranienne propose de l'adopter dans toutes les instances internationales. Les grandes puissances se mobilisent et coulent ce projet, en enterrant le rapport d'experts qui y était favorable.
Actuellement, c'est très inégal selon les pays, mais le développement d'Internet a permis aux espérantistes de se sentir moins isolés, moins incompris et de mieux se coordonner. La multiplication des pages en espéranto sur le réseau est exponentielle.
Autre signe de succès, certes moins glorieux, mais un signe tout de même : l'utilisation de l'espéranto sur des sites pornos ou érotiques ! Ne dit-on pas que le marché des cassettes pornos a soutenu les magnétoscopes à leurs débuts, lorsque leurs prix étaient très élevés ?
Un autre signe plus culturellement intéressant : les journaux régionaux relatent les événements locaux sans la morgue ironique ou le dédain si fréquents dans les médias nationaux. De même, certains élus locaux ou certains chefs d'établissements se montrent plus ouverts.
Certains pays n'ont pas du tout ce rejet névrotique que la France et l'Allemagne ont réussi à inculquer à leurs élites : la Hongrie l'accepte au bac, leurs politiciens n'ont pas honte de se dire espérantistes, en Lituanie les municipalités prêtent à l'année des salles municipales aux associations.
Pour être juste, rappelons que trois ou quatre universités françaises l'enseignent, que des élus locaux se montrent plus sensibles (lors du congrès de Boulogne, par exemple) et que ici ou là, des intervenants extérieurs ont pu faire des sessions d'apprentissage dans les locaux de certains lycées.
Extraits de Claude Piron (articles disponibles sur Internet)
Heureusement, comme disait Lincoln, on peut cacher une partie de la vérité à une partie de la population une partie du temps, mais on ne peut pas cacher toute la vérité à toute la population tout le temps. Une prise de conscience peut donc intervenir de façon inattendue et une fois la prise de conscience effectuée les choses peuvent aller très vite. Qui sait si, en proclamant l'an 2001 "Année européenne des langues", le Conseil de l'Europe n'a pas pris l'initiative qu'il fallait pour stimuler enfin la recherche consciencieuse de la vérité, et donc des solutions sortant des sentiers battus ?
***
Extrait de sa conférence à Boulogne-sur-Mer en mars 2005 :
Ou bien considérons la
manière dont on définit le succès. Pour
la plupart, l'espéranto n'a pas réussi parce qu'il
n'a pas conquis le monde. Pour eux, sa réussite impliquerait
qu'on puisse aller dans n'importe quel pays du monde et s'adresser
dans la rue à n'importe qui en espéranto en étant
sûr d'être compris. Mais ils n'appliquent pas aux
autres domaines cette conception du succès. Ils ne l'appliquent
pas à l'anglais, par exemple. Et jamais ils ne penseraient
: «Les Honda sont un fiasco, il existe de très
nombreux automobilistes qui ont choisi une Toyota, une Mercedes,
une Citroën, une Ford ou une autre marque.» On applique
à la réussite de l'espéranto des critères
qu'on n'utilise pas par ailleurs. N'est-ce pas intéressant
?
2. En 120 ans, un bon concept, bénéfique
pour tout le monde, aurait eu un grand succès.
Les droits de l’homme,
l’abolition de l’esclavage, les droits de l’enfant, la protection
de la nature, la lutte contre le trafic d’êtres humains et la
prostitution - tous ces concepts sont maintenant déjà anciens
et sont très largement considérés comme bénéfiques à l’Humanité,
hormis par les exploiteurs.
Pourtant, esclavage,
prostitution d’adultes et d’enfants, travail des enfants, pollution,
disparition des espèces, toutes ces formes d’exploitation et
de déni des droits continuent d’exister, même à nos portes.
Un bon concept ne garantit donc ni l’acceptation ni la mise
en œuvre rapide. L’espéranto ne déroge pas à cette triste règle
: l’idée, même brillante, ne diffuse que progressivement.
3. Vitesse de diffusion de l’espéranto.
Un aspect de la question
est trop méconnu : c’est la toute première fois dans l’Histoire
qu’une langue construite se hisse jusqu’à la reconnaissance
internationale officielle - Unesco, Vatican, PEN-club (association
internationale d’écrivains), universités, thèses, etc.
L’idée d’une langue
de communication simple était ancienne, les tentatives furent
nombreuses, mais seul parmi les langues construites l’espéranto
existe maintenant comme une langue vivante, minoritaire mais
avec tous les critères d’une langue vivante (locuteurs, diffusion
internationale, radios, livres originaux et traductions, revues,
sites Internet en nombre croissant et de tous les continents,
enrichissement du vocabulaire, congrès, etc.)
Comment comparer
la vitesse de diffusion d’un événement unique ? Finalement,
dire que sa diffusion est lente ou rapide n’a pas de sens, elle
est ce qu’elle est.
La majorité des espérantophones
pensent que les qualités de l’espéranto sont telles qu’il ne
peut que convaincre le monde entier, outre qu’il est la seule
langue construite qui soit un candidat sérieux à ce rôle de
langue auxiliaire facile et neutre, mais personne ne peut prédire
s’il faudra 150 ans ou plusieurs siècles.
On peut même se tromper
complètement, peut-être étudierons-nous tous l’anglais et/ou
le chinois ? Mais ce serait, de notre point de vue, une évolution
élitiste, un échec pour l’Humanité. Une langue auxiliaire doit
être facile, anationale et de structure aussi internationale
que possible. |