Questions - réponses sur l'espéranto

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Réponses à quelques lieux communs ou préjugés sur l'espéranto

Quelques éléments de grammaire espéranto

Grammaire de l'espéranto

 

Pourquoi tant de haine ?
Un rejet névrotique

       L'espéranto en France provoque parfois d'étonnantes réactions, un dégoût aussi vif que si on avait proposé un peu de drogue, un rejet aussi brutal qu'irrationnel, une répulsion instinctive. Bref, tout sauf une discussion normale.

       Obtient-on les mêmes réactions si on propose le latin comme langue internationale ? Non, le latin, ça fait sérieux, ça sent l'école, la respectabilité.

       Et si l'on propose alors le swahili, le russe ou l'inuit en tant que langue neutre, au pire on obtiendra un des sourires amusés ou bienveillants que les sains d'esprits adressent aux farfelus, mais jamais le mépris ou l'agressivité que déclenche parfois l'espéranto.

       Le rejet de l'espéranto par les "grands pays" a produit une sorte de névrose collective, dont on retrouve la trace au détour de certaines déclarations péremptoires de journalistes ou de politiques, faites sans même avoir étudié sérieusement le sujet ou s'être renseignés.

       Sait-on que Tolstoï a écrit dans une revue espérantiste, avant d'être censuré par le régime tsariste ?

       Ainsi, lorsqu'une personnalité se met sur le tard à parler de l'espéranto (parce qu'il s'y est intéressé récemment), on met ça sur le compte de la sénilité, en rappelant presque que c'est arrivé à d'autres, comme ce pauvre Conan Doyle qui a fait tourner les tables à la fin de sa vie, comme le père de Michel Rocard, physicien reconnu et respectable qui s'est intéressé aux sourciers, cherchant (comme finalement doit le faire un chercheur) s'il y avait là un phénomène mesurable.

       Jules Verne, par contre, c'est un géant, pas question de le déconsidérer même pour la fin de sa vie, le mieux est d'éviter soigneusement dans les journaux et les télés de rappeler qu'il était sympathisant espérantiste, qu'il l'avait introduit dans son dernier roman, laissant en blanc les passages à écrire en espéranto, et que son fils a fini le roman en supprimant toute mention à l'espéranto (les manuscrits originaux ont été publiés récemment). Dans le Nautilus, l'équipage du capitaine Némo parle une langue mystérieuse que les héros n'arrivent pas à identifier, manifestement inspirée de l'espéranto et du volapük.

       Ce rejet amène souvent les journalistes à faire de la pure et simple désinformation, par ignorance. Quant aux personnages publics, les décideurs, les politiciens, ils sentent qu'à soutenir l'espéranto il y a un risque d'être catalogué farfelu, loufdingue ou pire : has-been...

       Pourtant, quelques députés soutiennent parfois l'espéranto auprès de l'Assemblée européenne ou en France, et c'est tout à leur honneur.

       Pour être honnête, précisons que cette attitude tend à se modifier lentement, notamment dans les journaux régionaux qui rendent souvent compte des actions locales sans ironie (peut-être sensibilisés par les revendications des langues régionales), et sur les radios (France Culture, chroniques d'Albert Jacquard en 2004, une émission d'une heure en 2001, RFI). Très récemment (02/2006) la revue Marianne a fait sur son site Internet un article neutre sur l'espéranto.

       Ce rejet a de raisons politiques basées sur la crainte de toute idée de supranationalité, de diaspora aux buts qui seraient opposés au développement de la langue française. Mais il y a d'autres raisons, plus personnelles, plus profondes, irraisonnées.

       Ce rejet inconscient n'est en fait que de la peur inconsciente, comme celle que l'on a toujours observée devant toute nouveauté, devant toute idée trop radicale, tout changement, du zéro en mathématiques avec le système décimal au four à micro-ondes dans lequel de mauvais garnements auraient mis des chats pour voir ce que ça faisait, et bien malin qui retrouvera le nom des protagonistes de ce prétendu fait divers.

       Claude Piron a finement analysé ces surprenantes réactions psychologiques à l'espéranto, cette projection de fantasmes et de peurs, dans un article lisible sur son site qui mérite d'être lu en totalité : Espéranto : l’image et la réalité 12.7, Le complexe.

Autres extraits d'articles de Claude Piron :

       Pourquoi la langue évoque-t-elle la peur? Encore une fois, il y a plusieurs raisons. Par exemple, notre langue fait partie de notre identité. Un jour de notre enfance, nous prenons conscience de la langue parlée par notre entourage, et de ce que cette langue nous définit en relation avec le reste du monde. J'appartiens à un groupe humain défini par la langue qu'il parle. Donc, au fond de mon psychisme, ma langue, c'est moi. L'usage si répandu des dialectes allemands de la Suisse est une manière de dire: voilà ce que nous sommes, nous ne sommes pas allemands. Ou bien, remarquez comment réagissent les Flamands ou les Catalans: si l'on persécute ou l'on critique ma langue, c'est moi que l'on critique ou l'on persécute.

       Beaucoup de gens pensent que l'espéranto est une futilité, parce qu'ils le perçoivent comme une langue sans peuple déterminé; donc, comme quelque chose qui a plus d'artifice que d'humain, comme une langue qui, comparée aux vraies langues, serait comme un robot par rapport à une vraie personne. Et cela fait peur. On craint que ce robot, duquel on dit qu'il a l'ambition de l'universel, se mette à marcher contre toutes les langues, contre tous les peuples, contre tout ce qui est individuel et vivant, et qu'en passant il écrase tout.

       L'un des problèmes des espérantistes vient de ce que l'espéranto a une caractéristique qui le distingue de toutes les autres langues étrangères, à savoir, qu'il favorise l'identification en tant qu'espérantiste. Un Suédois qui parle en anglais avec un Coréen et un Brésilien se perçoit simplement en tant que Suédois qui se sert de l'anglais: il ne se perçoit pas comme anglophone. Par contre, un Suédois qui parle en espéranto avec un Coréen et un Brésilien se perçoit comme espérantiste et sent que les autres deux sont aussi espérantistes, et que tous trois appartiennent à une aire culturelle différente. Même si l'on domine l'anglais, le non anglophone ne sent pas que cela lui donne une identité anglo-saxonne. Avec l'espéranto, il arrive le contraire. Pourquoi?

       Comme il arrive habituellement dans le domaine que nous visitons aujourd'hui, les facteurs en jeu sont plusieurs et complexes, mais probablement le plus important, c'est que l'espéranto s'intègre dans le psychisme humain à un niveau plus profond que toute autre langue étrangère. Non pas tout de suite; pas chez le débutant, mais chez celui que Janton appelle l'espérantiste mûr, la personne avec assez d'expérience de la langue pour se sentir chez lui chez elle. Pourquoi l'espéranto se situe plus profondément dans le psychisme? Parce que, plus que toute autre langue, il suit le mouvement naturel du cerveau humain qui veut s'exprimer.

       Notre plus fondamentale tendance, lorsque nous apprenons une langue, c'est de généraliser les traits de cette langue: tous les enfants francophones disent "des chevals" au lieu de "des chevaux", ou "vous faisez" au lieu de "vous faites"; tous les enfants anglophones expriment le concept "pieds" par "foots" avant d'acquérir la forme correcte "feet"; ou le concept "il vint" par "he comed" avant d'acquérir la forme correcte "he came". En espéranto de tels erreurs ne sont pas possibles: donc, l'on se sent vite en sécurité dans l'usage de la langue. De plus, on est beaucoup plus libre en espéranto que dans les autres langues. Ceci vaut pour la façon de placer les mots les uns à côté des autres. En anglais, vous devez dire, mot à mot, "il aide moi"; en français, "il m'aide"; en allemand, "il aide à moi". Ces trois langues possèdent une structure obligatoire, et seulement une. En espéranto vous pouvez librement choisir n'importe laquelle des trois. Il arrive la même chose pour le choix de la fonction des mots dans la phrase. Le plus souvent, vous pouvez décider d'exprimer une idée au moyen d'un adjectif, d'un adverbe, d'un verbe ou d'un substantif; par exemple, pour dire "je suis venu en train" vous pouvez dire "mi venis trajne", "mi venis per trajno", "mi trajnis" (je suis venu "trainement", "par train", j'ai "trainé"). Aucune de ces formes n'est obligatoire. Peu d'idiomes disposent des possibilités qui permettent une telle liberté, et, s'ils en disposent, très souvent on n'a pas le droit de s'en servir. De plus, le milieu espérantiste est très tolérant au sujet des fautes grammaticales et de vocabulaire, à un point impossible de trouver dans les autres langues. L'oubli de l'accusatif ou son emploi fautif est considéré, pratiquement, comme normal, probablement parce qu'il ne gène presque jamais la compréhension. Seulement quelques pédants font un drame de tels erreurs: mais ils n'appartiennent pas au milieu espérantiste (Attention: ne comprenez pas cette remarque sur les fautes de grammaire comme des recommandations: je me place au point de vue du simple observateur!). Autrement dit: il n'y a pas de relation entre un usage parfait de la langue et le sentiment d'identification. On peut se sentir espérantiste même si parfois on laisse tomber l'accusatif.

       Tout ceci, en plus de la possibilité de fabriquer des mots à volonté (ce qu'on n'a pas le droit de faire dans plusieurs langues), produit une ambiance de liberté qui place notre idiome dans une couche plus profonde du psychisme, plus proche de son centre, de sa base instinctive. Il est plus facile d'être spontané en espéranto qu'en français, par exemple, car on doit respecter moins de défenses arbitraires. En espéranto on se sent soi-même plus facilement. À cause de toutes ces caractéristiques, l' espéranto se fixe plus profondément dans le psychisme que toutes les autres langues étrangères, et l'on est plus enclin à s'y identifier. Mais les gens qui n'appartiennent pas au monde de l'espéranto ne peuvent le comprendre. Ils ne comprennent pas cette identification. C'est pourquoi la conduite de beaucoup d'espérantistes leur parait folle, ou, au moins, bizarre. En raison de ce sentiment d'identification, l'espérantiste a tendance à se sentir attaqué lorsqu'on critique sa langue, ou même l'idée d'une langue internationale. Attaquer sa langue, c'est l'attaquer lui-même, et sa réaction naturelle, c'est de contre-attaquer, parfois très âprement. Mais celui qui n'est pas espérantiste ne comprend pas. Il voit dans cette réaction normale trop d'intensité, un sentiment trop fort, preuve d'une sorte de fanatisme qui est la seule explication possible d'une réaction si disproportionnée.