Questions - réponses sur l'espéranto

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Réponses à quelques lieux communs ou préjugés sur l'espéranto

Quelques éléments de grammaire espéranto

Grammaire de l'espéranto

 

Statique ou dynamique?

       En 1887, l'espéranto était encore une langue naissante, mais il était déjà capable d'exprimer autant ou plus de choses que la plupart de ses contemporaines. Un certain nombre de personnes, constatant qu'il offrait un rapport rendement/effort ou rendement/temps bien supérieur aux autres langues servant à communiquer par-dessus les barrières linguistiques (français, anglais, allemand, latin) se sont mises à l'utiliser. Petit à petit, du fait de cet usage d'ampleur mondiale, le projet s'est mué en une langue vivante, rugueuse au début, de plus en plus fine et expressive à mesure que poètes et écrivains y apportaient leur contribution. Émerveillés, ses usagers - et c'est tout à fait normal - ont voulu faire partager leur enthousiasme au monde qui les entourait.

       Douche froide ! Les élites intellectuelles, économiques et politiques, sans regarder de quoi il retournait, se sont gaussées de ces gens et de la solution qu'ils proposaient d'opposer à Babel. Les lois classiques de la psychologie sociale sont alors entrées en action : les partisans de l'espéranto ont manifesté les signes typiques des groupes rejetés dans les marges de la société. Certains ont défendu leurs idées avec agressivité, d'autres ont voulu s'affirmer en se singularisant, d'autres encore se sont repliés sur leur petit groupe. (Pensez aux communautés juives en Europe dans la même situation, et vous verrez des signes comparables : l'éventail de comportements possibles n'est pas si large que ça pour qui se sent rejeté sans comprendre la cause du rejet). Certes, un petit nombre s'est employé à défendre l'espéranto de façon rationnelle et sereine, mais rares sont ceux qui leur ont prêté attention. Une désinformation auto-entretenue s'est répandue, journalistes, politiciens, linguistes répétant les calomnies de départ sans vérifier les faits. Tout cela a créé une ambiance anti-espéranto dans laquelle a baigné la société, si bien que pour le commun des mortels l'absurdité du rêve espérantiste est devenue une évidence. Les bases de cette évidence n'ont jamais été remises en question. L'idée qu'il faudrait contrôler avec objectivité avant de juger n'a effleuré aucune personne influente.

       Par ailleurs, toutes sortes de régimes politiques se sont employés à tuer l'espéranto dans l'oeuf (cela a commencé en Chine avec l'impératrice Tseu-Hi, cela s'est poursuivi par Staline, Hitler et bien d'autres, et c'était encore récemment la politique de la Corée du Nord). Le vécu des partisans de l'espéranto a été marqué par un contraste saisissant entre, d'une part, la solidarité entre membres de la collectivité et la bienveillance avec laquelle ils s'accueillaient les uns les autres et, d'autre part, la conduite soit condescendante-méprisante, soit persécutrice des milieux dans lesquels ils vivaient. Maintenir son intégrité mentale quand on est la victime d'un rejet fondé sur rien est une opération psychologiquement coûteuse. Beaucoup ne l'ont pas réussie, d'où la chute dans le sectarisme ou dans divers travers que la société reproche aux partisans de l'espéranto, sans se rendre compte que c'est elle qui en est la cause.

       Une des conséquences de l'attitude globale de la société, et notamment des élites, a été le manque de moyens, par comparaison à ce dont peuvent disposer ceux qui séduisent les milieux politiquement, culturellement ou économiquement puissants.

       Dans ces conditions il est parfaitement normal

       - que l'espéranto, ce soit le Tiers Monde (magazines n'arrivant pas au niveau de Time ou de Newsweek, agences de voyage ayant des ratés, entreprises ne répondant pas, faute de personnel, etc.) ;

       - qu'il y ait exagération sur la qualité de la marchandise ; quand l'ensemble de la société dit : "votre truc ne vaut rien" alors que dans la vie de l'intéressé il s'est révélé d'une énorme valeur, celui-ci surcompense, en exagérant les côtés positifs, comme on incline par réflexe l'épaule gauche quand le bras droit porte une charge très lourde.

       S'il est absurde de s'attendre à ce qu'un groupe mis dans cette situation réagisse autrement qu'il ne le fait, et donc de le lui reprocher, il est encore plus absurde de se fonder là-dessus pour continuer à faire comme si le projet n'était pas valable, comme s'il n'était pas une option à prendre en considération face aux problèmes agaçants que suscite la barrière des langues à l'ère de l'unité européenne et de la mondialisation. Si la société était mentalement saine, les dirigeants considéreraient l'option "espéranto" sous l'angle de son potentiel.

       Il n'y a aucun sens à reprocher à l'espéranto de ne pas être complet. C'est objectivement une langue en cours de "kompletigho" (comment nomme-t-on en français le processus par lequel passe une chose qui se complète progressivement ?). Comme le français à l'époque où du Bellay écrivait sa "Défense et illustration de la langue française". L'incomplétude - par rapport au latin, langue considérée comme seule complète à l'époque - est l'une des critiques auxquelles il a dû répondre.

       [Soit dit en passant, quand Chocolat bleu juge les capacités techniques de l'espéranto sur les instructions pour l'installation de Linux, c'est un peu court. En statistique, on ne porte pas un jugement général sur la base d'un échantillon restreint, et dans un jugement fondé sur un texte traduit, il est fort imprudent d'attribuer à la langue des traits qui relèvent peut-être surtout du traducteur. On peut aussi regretter qu'une personne qui dit avoir 20 ans d'espéranto "dans les pattes" ignore la règle 15 du Fundamento et son impact sur la terminologie technique. À ce sujet, j'invite les intéressés à lire la section "Terminologie" de "Communication linguistique - Étude comparative faite sur le terrain".

       Je respecte la position de tous ceux qui rejettent l'espéranto. Mais personnellement, je continue à le préconiser, parce que de tous les moyens de communiquer à l'échelle mondiale susceptibles d'être étudiés objectivement, dans les faits, c'est celui qui répond le mieux à la plupart des critères imaginables, dont économie, justice, confort, précision, rapidité d'accès.

       En outre, l'espérantisme me paraît plus sain que l'antiespérantisme. En effet, celui-ci se fonde

       1) sur un certain masochisme (puisqu'il préfère des systèmes - anglais, par exemple - moins bien adapté au fonctionnement naturel du cerveau humain) et donc ne pouvant être acquis qu'au prix d'une dépense d'énergie beaucoup plus grande ;

       2) sur une indifférence pour ceux qui ont à souffrir du chaos linguistique actuel (p.ex. ceux qui se font exploiter parce qu'ils ne possèdent pas la langue nécessaire pour se défendre, ceux qui n'accèdent pas à un emploi correspondant à leur compétence faute d'une maîtrise suffisante d'une langue donnée, et aussi les millions et les millions de jeunes peu doués pour les langues qui, de par le monde, se cassent la tête pour mémoriser les nombreuses absurdités de l'anglais, sans que cet énorme investissement en temps et en énergie nerveuse débouche sur un résultat proportionné à l'effort), et

       3) sur une désinvolture inacceptable quant à une gestion raisonnable des moyens financiers dont dispose la société.

       Si l'on se place à un point de vue statique, toutes sortes de critiques sont opposables à l'espéranto d'aujourd'hui. Mais si l'on regarde vers le passé et vers l'avenir, si l'on saisit l'espéranto dans son développement, on se rend compte qu'il a tout pour tenir ses promesses. Ses lacunes actuelles sont dues à la situation d'ostracisme qu'on lui impose, et non à des défauts intrinsèques. L'inverse est vrai de l'anglais et de l'interprétation simultanée. Leur succès actuel ne tient pas à une supériorité intrinsèque, mais à une mentalité diffusée par les élites et les médias en l'absence de toute comparaison objective avec l'espéranto.

       Cette préférence de la société pour des pis-allers coûteux et compliqués n'a rien d'étonnant. Les sociétés humaines commencent toujours par opposer une farouche résistance irrationnelle à toutes les innovations non techniques qui sont créatives, pratiques et agréables, Il a fallu trois siècles pour que les chiffres romains cèdent la place aux chiffres arabes. Sans le zéro, il n'y aurait pas de calculettes. Aimeriez-vous faire vos comptes en chiffres romains ?)

Claude Piron